Sorti le 17 mai, un livre passe au peigne fin les principes du commerce équitable.
Entretien avec son auteur, l’économiste Christian Jacquiau.
Q : En France, le chiffre d’affaires du commerce
équitable a décuplé depuis 2000. L’idée d’agir sur le monde en poussant
son chariot plaît aux consommateurs. Mais cette popularité a brouillé
les frontières entre engagement militant pour le développement humain et
bon plan marketing. État des lieux avec Christian Jacquiau qui vient
d’écrire Les Coulisses du commerce équitable, mensonges et vérités sur
un petit business qui monte. Pendant trois ans, ce commissaire aux
comptes a enquêté loin des beaux discours complaisants, dans les zones
d’ombre de ce juteux secteur. En portant une attention toute
particulière sur la marque la plus connue en Europe : Max Havelaar.En
avril dernier, des critiques acerbes ont pour la première fois
sérieusement entaché la Quinzaine du commerce équitable. Une remise en
question salutaire ?
Christian Jacquiau. Indispensable même car le problème
aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas de norme, n’importe qui peut se
proclamer acteur du commerce équitable. C’est par exemple ce qui pousse
Auchan, Carrefour ou Ed à se lancer directement dans le commerce
équitable sous leurs propres marques. Une critique sérieuse est venue
d’une enquête de la Direction générale de la concurrence, de la
consommation et de la répression des fraudes qui a conclu à des
« anomalies beaucoup trop fréquentes » parmi 55 opérateurs du commerce
équitable en France. Il existe en France 17 démarches différentes.
L’enquête a même trouvé des acteurs qui n’avaient aucune facture, donc
aucune traçabilité de leurs achats prétendument équitables… Au niveau
des critères de transparence, le consommateur ne s’y retrouve plus. Le
commerce équitable est aujourd’hui un espace ouvert sans restriction. Ne
doutons pas qu’il y ait des gens bien intentionnés, mais il y en a
aussi qui le sont beaucoup moins. Si j’ai sous-titré le livre un petit
business qui monte, c’est que certains n’y voient qu’un fertile miracle
marketing puisqu’il suffit de coller « équitable » sur un produit pour
qu’il se vende.
Q : Depuis août 2005, le commerce équitable figure pourtant dans la loi française. N’est-ce pas une avancée ?
Christian Jacquiau. Pas vraiment. Jacques Chirac peut
se gausser du fait que la France soit le premier pays à inscrire le
commerce équitable dans sa législation, mais c’est une définition
misérabiliste cantonnée aux seuls rapports Nord-Sud. Dans l’article 60
dela loi sur les PME, on peut lire que« le commerce équitable s’inscrit
dansla stratégie nationale du développement durable et qu’il organise
des échanges de biens et de services entre des pays développés et des
producteurs désavantagés situés dans des pays en voie de
développement ». Il n’y a pas la volonté de généraliser et de combattre
les règles délétères de l’OMC. On en reste à une dimension caritative
qu’on organise comme telle. À première vue, cela peut paraître étonnant
qu’un gouvernement libéral pousse à voter une loi sur l’équitable mais,
en y regardant de plus près, c’est une manière de le cantonner, de le
phagocyter pour qu’il ne fasse pas d’ombre à l’ultralibéralisme. Et
notamment aux adeptes des pratiques les plus violentesde
l’ultralibéralisme déshumanisé que sont, pour la plupart, les
transnationales fraîchement logotisées « équitable ».
Q : Le fait que Nestlé, Dagris ou Starbucks
s’impliquent dans le commerce équitable ne peut-il pas contribuer à
rendre le libéralisme plus humain ?
Christian Jacquiau. En tout cas, c’est ce que certains
optimistes nous annoncent. En réalité, ces grands groupes ne se
convertissent absolument pas aux thèses du commerce équitable. Ils
choisissent un produit alibi et communiquent dessus à outrance :
l’exemple le plus connu est celui de McDo qui vend un café logotisé Max
Havelaar dans ses fast-foods suisses. On peut voir cette stratégie comme
prometteuse, comme un premier pas… Or, Max Havelaar ne fixe ni exigence
de progression sociale, ni démarche constructive quant aux relations
entretenues avec l’ensemble de ses fournisseurs… Montrés du doigt pour
leur antisyn-dicalisme, leurs plans sociaux violents, leurs
licenciements boursiers et leurs déloca-lisations, les grands groupes
s’achètent une virginité à bon compte. Nestlé est par exemple boycotté
dans vingt pays, ce quine l’empêche pas d’être une des multi-nationales
qui communique le plus sur son engagement équitable.
Q : En 2000, votre ouvrage les Coulisses de la
grande distribution a mis au grand jour la pratique frauduleuse des
marges arrière (1). Lorsque Carrefour, Leclerc ou Monoprix distribuent
des produits équitables dans leurs rayons, est-ce une contradiction ?
Christian Jacquiau. Oui, c’est un paradoxe. La grande
distribution symbolise le commerce inéquitable par excellence avec une
politique d’écrasement des prix qui, au nom du consommateur, pressure
les fournisseurs afin d’obtenir des marges pharaoniques. En France, plus
de 90 % de la consommation courante distribuée en grandes surfaces
passent par six centrales d’achats : un goulet d’étranglement qui relie
notre consommation à la crise de la mondialisation et qui a contribué à
une schizophrénie d’intérêts entre consom-mateur et salarié. Dans les
années 1980, le principe de la grande distribution était un îlot de
pertes dans un océan de profits : des prix d’appel comme la baguette à
un franc attiraient les gens dans l’hypermarché. Aujourd’hui, la
nouvelle approche c’est un îlot d’équitable dans un océan d’inéquitable
avec le même principe d’attraction. Chez Leclerc par exemple, le rayon
café ne propose pas de café équitable. On le trouve dans un rayon
spécifique. Le consommateur n’est pas amené à s’interroger sur les
différences entre l’équitable et le reste. Du coup, l’équitable est
vraiment réduit à une niche commerciale. D’autant que les fameuses
marges arrière s’appliquent aussi à ces prétendus « autres » produits.
Le 17 avril dernier, Michel-édouard Leclerc a d’ailleurs été d’une
honnêteté déconcertante en déclarant : « actuellement nous sommes dans
une phase de promotion et de soutien du commerce équitable qui ne
constitue qu’un marché émergent. Avec les volumes, les fournisseurs vont
pouvoir écraser leurs coûts de production et nous pourrons ainsi
aug-menter nos marges. » Nous sommes là aux antipodes d’une volonté de
répartir plus justement les prix.
Q : Sauf que, sans la grande distribution, le commerce équitable serait loin d’avoir la même renommée ?
Christian Jacquiau. Il faut reconnaître à Max Havelaar,
qui passe beaucoup de parte-nariats avec les grandes surfaces, d’avoir
permis la reconnaissance de l’appellation. Avant Max Havelaar, personne
n’avait osé concilier commerce équitable et grandes surfaces, mais
depuis, la pratique a fait tache d’huile. Une dépolitisation du commerce
équitable qu’explicite Tristan Lecomte de la société Alter Eco : « les
distributeurs et industriels sont plus à même d’entendre un discours qui
s’intégrerait à leurs activités économiques, qui ajusterait leurs
pratiques commerciales sans remettre en cause leur raison d’être, plutôt
qu’un discours assez virulent qui dénonce systématiquement et
fonda-mentalement le système libéral dontils sont l’acteur principal. »
Quand un consommateur rentre dans une boutique Artisans du monde, des
militants lui expliquent la définition du commerce équitable, ses
contraintes, ses limites etses objectifs. Quand on rentre dans un
hypermarché, le fonctionnement en libre-service réduit le rapport humain
et évince l’aspect pédagogique sur les dégâts du libéralisme.
Q : Y a-t-il vraiment des enjeux progressistes ?
Christian Jacquiau. Bien sûr que oui. Le commerce
équitable prône une répartition plus juste du prix, un nouveau calcul
permettant de mieux rétribuer chaque étape de la filière d’un produit
donné, du producteur au consommateur en passant par les intermédiaires :
confectionneurs, transporteurs, mais aussi salariés des distributeurs.
Or aujourd’hui, tout cela tend à être détourné. Il y a une forte
tendance à vouloir surfer sur la culpabilisation du consommateur, à
faire du commerce équitable un engagement à payer un peu plus cher ses
bananes ou son café afin de rémunérer davantage le « PPDS » (petit
producteur défavorisé du Sud), et uniquement lui. Tout cela est alors
orchestré par une structure intermédiaire située dans un pays développé
qui se dit « acteur du commerce équitable ». Cela devient un commerce à
part dans lequel seuls les consommateurs sont appelés à réparer les
préjudices subis par les producteurs du fait des comportements
prédateurs des torréfacteurs et des distributeurs auxquels,
curieusement, on ne demande aucun effort. Le fait de jouer avec la bonne
conscience des consommateurs constitue une perversion majeure…
Q : Justement, en parlant de déviance, vous révélez que les producteurs les plus pauvres ne profitent pas du commerce équitable…
Christian Jacquiau. Le problème c’est que, pour que
leurs produits obtiennent le logo Max Havelaar, les producteurs des pays
du Sud doivent d’abord payer pour être reconnus pauvres ! Du coup, on
exclut ceux qui sont en réelle situation de détresse et ne peuvent
avancer de telles cotisations. Ce mécanisme limite également l’équitable
à ceux qui peuvent s’organiser en coopératives, sur des sites
géographiques de cultures agricoles assez homogènes, abandonnant le plus
souvent leurs cultures vivrières au profit de monocultures
d’exportation situées sur des terrains relativement accessibles
permettant de collecter facilement des volumes importants de
marchandises. Enfin, même quand un producteur est reconnu fournisseur
d’équitable, il n’a aucune assurance sur les volumes qu’il va ainsi
écouler : une année 5 % de sa production, une autre 10 % ou peut-être
rien du tout…
Q : Très concrètement, combien gagne le producteur de café ?
Christian Jacquiau. Pas grand-chose. Les chiffres de
Max Havelaar par exemple annoncent « 50 millions d’euros de plus pour
les petits producteurs ». Au premier abord un montant énorme, mais qui
s’amoindrit lorsqu’on sait que Max Havelaar revendique un million de
bénéficiaires… En moyenne, le surplus qu’un producteur peut en tirer,
comparé au commerce traditionnel, est donc de 50 euros par an. Soit 4
euros par mois. Et encore, il s’agit du prix FOB (free on board),
c’est-à-dire le prix payé sur le port d’embarquement. Le producteur doit
payer toutes les charges en amont : coopératives, transports, douanes…
Il arrive même que certains producteurs équitables aient un
fonctionnement structurellement déficitaire. Lors de débats dans les
médias,les dirigeants de Max Havelaar rétorquent que si l’apport
financier est faible, ils ont quand même contribué à rendre leur dignité
aux petits producteurs… Peut-on s’en contenter et dans quelles mesures
est-on en droit de fixer les critères de mesure de leur « dignité
retrouvée » ? Dans l’état actuel des choses, l’objectif initial qui
était de rééquilibrer les échanges économiques internationaux est un
énorme raté. Le commerce équitable ne joue pas le rôle qu’il s’était
assigné : un petit grain de sable qui devait lutter contre les effets
pervers de la mondialisation et contre la violence des rapports entre le
Nord et le Sud.
Q : Vendre dans le système économique actuel un produit 100 % équitable paraît difficilement réalisable…
Christian Jacquiau. C’est pour ça que le commerce
équitable constitue selon moi un idéal, un objectif à atteindre. Il doit
devenir la norme. Une enquête du quotidien le Monde publiée en 2004,
parlant de politisation de la consommation, a estimé les
« alterconsommateurs » à 25 % de la population. Au Japon, 20 millions de
personnes sont engagées dans le mouvement des coopératives de
consommateurs, dont font partie les Teikei, inspiratrices des AMAP
françaises (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne).
Ce sont des exemples de réseaux informels progressistes. Le rôle du
consommateur est essentiel. Chaque jour, il vote, par ses choix de
consommation, pour un modèle de société. Le commerce équitable ne va pas
tout résoudre, mais il permet d’appréhender les rouages de cette
mondialisation qui nous échappe. Il doit devenir une véritable
« exigence politique » de régulation et de relocalisation des échanges
économiques, privilégiant cette « souveraineté alimentaire » que José
Bové revendique « en tant que droit fondamental inscrit dans les droits
sociaux, économiques et culturels ».
Q : Vous n’avez pas peur que les critiques ciblées
de votre ouvrage détournent globalement les consommateurs du commerce
équitable ?
Christian Jacquiau. C’était un risque à prendre mais je
l’ai mesuré et il est limité. Il fallait lever le voile sur les dérives
et les abus commis au nom de l’équitable, afin de redonner toute sa
place à un véritable commerce équitable. Le concept commence à se
vulgariser, d’un autre côté il pèse à peine 0,00875 % dans les échanges
mondiaux. Il est peut-être temps de s’interroger sur ce dévoiement avec
des partenaires aussi peu fréquentables que Carrefour, Nestlé ou Dagris,
car cela risque de tuer l’idée d’en faire une norme pour tous les
rapports marchands. Le but du livre est de tirer le signal d’alarme. Le
moment est venu de faire un état des lieux, de réfléchir aux
orientations actuelles et futures du commerce équitable. Il faut lancer
le débat, s’interroger sans tabou. Ce livre ne se veut pas condamnation
ni critique stérile. Juste un outil de réflexion. Je suis
personnellement un fervent défenseur du commerce équitable, j’en demande
plus et mieux, tout au long des filières, au Nord comme au Sud, dans
les relations locales comme dans les relations internationales.
Les Coulisses du commerce équitable, de Christian Jacquiau. Éditions Mille et une nuits, 22 euros.
(1) Marges arrière : facturations de prestations réelles ou fictives,
exigées par le distributeur au fournisseur après facturation : primes de
référencement, premières marchandises gratuites, financement intégral de
campagnes promotionnelles, mise en valeur de produitsen tête de
gondoles… En tout, il a été recensé 500 motifs utilisés par la grande
distribution pour justifier d’avantages supplémentaires, sans
contrepartie.
Entretien réalisé par Christelle Chabaud
http://www.lequitable.fr/commerce-equitable-tout-sauf-de-la-charite/